Shavouot 5776 : Fils, Serviteurs, Ministres...

La Tora incarnée : fils, serviteurs et ministres

Dans l'histoire du peuple de D., une transition dramatique se produit vers le milieu du cinquième siècle avant l'ère courante. C'est le début de l'époque du second Temple, et la fin de la Névouah (la Prophétie).

Les Prophètes, sur lesquels on pouvait compter pour guider le peuple dans la voie voulue par D., vont progressivement céder la place à ceux que l'on appelle en Français les « Sages », les 'Hakhamim .

L'illustre Knesset haGuedola (la « Grande Assemblée ») est caractéristique de cette période, puisque Ezra, Zekhariah, 'Haggaï, Malakhi, les derniers prophètes, y siègent aux côtés d'Antigonos de Sokho et de Shim'on haTsaddik, les premiers 'Hakhamim !

La Mishna Avot, que nous lisons opportunément dans cette période qui sépare Yetziat Mitzraïm de Matan Torah, semble en quelque manière ignorer cette rupture. C'est que la mission sainte de la Mishna (compilée plus tard par Rabbi Yéhouda haNassi), est de mettre l'accent sur l'absolue continuité de la tradition.

Mais on peut imaginer que pour le Peuple, cette rupture, bien qu'étalée sur une longue période, a du être la cause d'une grande perplexité !

C'est l'époque où le service divin, le canon biblique, la prière, les jeûnes publics et privés sont formalisés :

« Les hommes de la Grande Assemblée ont établi les bénédictions et les prières, les sanctifications et les havdalot pour Israël » (TB Berakhot, 33a)

Mais en même temps, tout se passe comme s'il n'était plus possible de savoir si la prière de l'homme est ou non entendue, comme si la connexion directe entre l'homme et D.ieu qui caractérise le temps de la prophétie avait disparu, ou plus exactement était devenue imperceptible :

« Nos Maîtres ont enseigné : depuis la mort des derniers prophètes, 'Haggaï, Zekhariah et Malakhi, le Roua'h haKodesh (l'Esprit de Sainteté) a quitté Israël » (TB Sanhedrin, 11a)

Dans ce contexte, au sein de la merveilleuse galerie de personnages que nous offrent le Talmud et le Midrash, émergent trois figures qui incarnent trois attitudes, trois prises de position dans la relation avec le Créateur, et peut-être la confrontation de trois dimensions de l'être Juif.

'Honi le traceur de cercle : un enfant gâté ?...

Le premier est חוני המעגל , 'Honi le « traceur de cercle », héros du traité Ta'anit, connu pour sa piété exceptionnelle, son assiduité dans l'étude, et sa capacité à faire advenir des miracles. Un homme qui semble tout droit sorti du moule dont les prophètes ont été formés !

En période de sécheresse, 'Honi ne craint pas de défier le décret divin, et de s'approprier les clefs de la pluie dont la Guémara (2a) affirme pourtant :

« Rabbi Yo'hanan a dit [...] : la clé de la pluie [n'est pas confiée à un intermédiaire] ainsi qu'il est dit : יפתח יהוה לך את אוצרו הטוב את השׁמים לתת מטר ארצך בּעתו (Que Hashem ouvre pour toi son précieux trésor, les cieux, pour donner la pluie à la terre en son temps - Deut.28,12). »

L'épisode, très fameux, est ainsi rapporté par la Mishna :

« Il arriva qu'ils dirent à 'Honi le traceur de cercle : 'Prie afin que la pluie tombe'. Il leur dit : 'Sortez, et faites entrer les fours [préparés pour le qorban] Pessa'h afin qu'ils ne soient pas dissous [par la pluie, les fours étant faits d'argile crue]'. Il pria, mais la pluie ne tomba pas. Que fit-il? Il traça un cercle, se tint à l'intérieur et dit devant Lui : 'Maître du Monde, tes enfants se sont tournés vers moi car ils croient que je suis un membre de la Maison. Je jure par Ton Grand Nom que je ne bougerai pas d'ici avant que Tu n'aies pris Tes enfants en pitié.'

La pluie commença à tomber goutte à goutte.

Il dit : 'Je n'ai pas prié pour cela, mais pour une pluie abondante [apte à emplir] les citernes, les canaux et les grottes !'

La pluie commença à tomber avec furie. Il dit : 'Je n'ai pas prié pour cela, mais pour une pluie d'agrément, de bénédiction et de générosité !'

La pluie tomba de manière normale. [...]

Shim'on Ben Sheta'h lui envoya [ce message] : si tu n'étais pas 'Honi, je prononcerais un nidouï (bannissement) contre toi ! Mais que puis-je te faire ? Tu as fauté devant l'Omniprésent et il a exaucé ta demande, comme un fils qui faute envers son père, et [malgré tout] son père accède à son désir. C'est à ton sujet que l'Écriture déclare (Michlé, 23:25) : 'Puissent ton père et ta mère se réjouir, et puisse celle qui t'a enfanté être heureuse' » (TB Ta'anit, 19a)

Rabbi Shim'on ben Sheta'h représente le type même du serviteur, empli de crainte et de respect pour son Roi, pour qui la Loi et sa patiente élaboration ont la priorité. Il vit dans le monde dont la Prophétie est absente, et où il n'y a guère de place pour les miracles.

'Honi, dans ses propres mots aussi bien que dans ceux de Rabbi Shim'on ben Sheta'h, entretient avec D.ieu une relation qui n'est pas celle d'un serviteur, mais celle, bien plus familière, du fils avec son père. Un fils peut approcher de son père sans craindre d'être rejeté. Même s'il ne cède pas immédiatement, le père finira par lui donner exactement ce qu'il veut.

Il ne s'agit certes pas de caprice : 'Honi ne demande rien pour lui-même. Il prie pour ses frères, qualifiés comme lui d'enfants. Il prie pour que cesse la profanation du Nom que constitue la souffrance d'Israël.

Sa conduite, néanmoins, est clairement désavouée, d'autant plus que Rabbi Shim'on ben Sheta'h connaît la puissante séduction que ce type de personnage exerce sur le Peuple. Dans la tradition orale, 'Honi est comparé à Élie (par ex. Ta'anit 24b, ou Ber. Rabba 13).

Un tel parallèle met en évidence l'inévitable nostalgie qu'inspire le temps des Prophètes, où la proximité avec D.ieu faisait partie de l'expérience sensible.

Rabbi 'Hanina ben Dosa : l'humilité du serviteur

Notre second héros, Rabbi 'Hanina ben Dosa est l'une des figures les plus émouvantes de la Torah orale.

Son extraordinaire piété, la misère matérielle dans laquelle il a vécu, la simplicité et l'humilité exceptionnelles dont il fit preuve dans tous les épisodes que nous racontent nos Maîtres dépassent l'entendement et forcent l'admiration.

Comme 'Honi, Rabbi 'Hanina peut susciter des miracles, à volonté semble-t-il. Mais il y répugne avec une abnégation qui nous stupéfie :

« L'épouse de Rabbi 'Hanina lui dit : 'jusqu'à quand devrons-nous souffrir [d'une extrême pauvreté]'. Il lui dit : 'Que devrions-nous faire ?' [Elle répondit :] 'Sollicite la Miséricorde [divine] afin qu'il te soit donné quelque chose [de valeur]'. Il sollicita la Miséricorde, et quelque chose comme la paume d'une main surgit [du Ciel] et on lui donna un pied de table en or. [Il dit ensuite à son épouse :] 'J'ai vu [1] en rêve que, dans le monde à venir, les justes mangent à une table d'or qui a trois pieds, mais que toi, tu manges à une table qui a deux pieds.' [...] Elle lui dit: 'Prie pour qu'il [le pied] te soit repris' Il pria et il lui fut repris. (TB Ta'anit, 25a)

On reste ébahi : Rabbi 'Hanina peut obtenir miraculeusement ce qu'il veut. Il parvient pourtant à convaincre sa femme qu'il vaut mieux vivre dans la misère dans ce monde plutôt que de sacrifier la félicité du monde à venir.

On ne peut mieux illustrer la conduite du serviteur parfait selon la formule d'Antigonos de Sokho :

« [Sois] comme le serviteur qui sert son maître sans attendre un salaire, et que la crainte du Ciel soit sur toi » (Avot, 1:3)

En faveur d'autrui, Rabbi 'Hanina devient un « faiseur de miracles », comme en témoignent de nombreux épisodes (rapportés dans Ta'anit, Pessa'him ou Avot deRabbi Natan).

Il est encore relié de cette manière au monde de la Prophétie, où la prière de l'homme reçoit une réponse directe et immédiate : la pluie se met à tomber, ou un pied de table en or est donné !..

Rabban Gamliel, Rabban Yo'hana ben Zakkaï : Les ministres !

Voici à présent la rencontre exceptionnelle de la force intellectuelle de la Torah, face à la puissance de la prière du simple 'Hassid :

« Nos sages ont enseigné : il arriva que le fils de Rabban Gamliel tomba malade. Il envoya deux disciples à Rabbi 'Hanina pour lui demander de prier pour lui. Il les vit arriver, monta dans son grenier et pria pour lui. Lorsqu'il descendit, il leur dit : 'Allez. La fièvre l'a quitté'. Ils lui dirent : 'Es-tu un prophète ?' Il répondit : 'Je ne suis ni Prophète, ni fils de Prophète. J'ai appris de l'expérience. Si ma prière est fluide dans ma bouche, je sais qu'elle est acceptée. Sinon, elle est rejetée' Ils s'assirent et prirent note de l'heure exacte. Quand ils arrivèrent chez Rabban Gamliel, il leur dit '[...] à ce moment précis la fièvre est tombée.' » (TB Berakhot, 34b)

Merveilleuse humilité de Rabbi 'Hanina : Il est clair pour lui que le monde de la Prophétie appartient au passé. Et pourtant, il reste un moyen de savoir si la prière produit quelque effet dans le monde créé : la fluidité ! Celle de nos meilleurs Rabbanim, qui savent articuler sans erreur tous les mots de la Tefilla !

Et le texte continue en rapportant un épisode analogue :

« Rabbi 'Hanina ben Dosa alla étudier la Torah auprès de Rabban Yo'hanan ben Zakkaï. Le fils de Rabban Yo'hanan ben Zakkaï tomba malade. Il lui dit : 'Hanina mon fils, prie pour lui afin qu'il vive.' Il mit sa tête entre ses genoux et pria et il vécut. Rabban Yo'hanan ben Zakkaï dit : 'Si ben Zakkaï avait mis sa tête entre ses genoux pendant un jour entier, on ne l'aurait même pas remarqué.' Sa femme lui demanda : 'Est-ce que 'Hanina t'est supérieur ?' Il lui répondit : 'Non, mais il est comme un serviteur devant le Roi, et moi je suis comme un ministre devant le Roi' »

En général, voici comment on comprend l'affirmation de Rabban Yo'hanan ben Zakkaï : le valet de chambre du Roi, bien que son niveau hiérarchique soit modeste, bénéficie d'un accès quotidien, et presque illimité à la personne même du Roi. Le ministre, quant à lui, doit demander audience, et ne peut entretenir le Roi que des sujets convenus à l'avance par le protocole.

C'est une belle métaphore.

Rabbi Tzaddok haKohen de Lublin (1823 - 1900 EC) propose une approche un peu différente :

  • Dans tout le Talmud, pas une halakha n'est citée au nom de Rabbi 'Hanina. On ne mentionne que ses actions, ses miracles, ses prières, car c'était là toute sa vocation. L'essentiel de sa Torah est dans cette leçon : 'Celui dont la crainte surpasse la sagesse, sa sagesse se maintiendra' [...] et c'était là l'essentiel de son enseignement, c'est-à-dire que la sagesse n'est pas le but ultime, mais que la crainte de la faute doit avoir la priorité [...] C'est pour cela qu'il se voue à la prière, qu'on appelle « service » et « crainte ». [...]

Rabban Yo'hanan ben Zakkaï se consacre à la Torah, qui signifie un attachement ininterrompu, et il est considéré comme un ministre, auquel sont révélés les secrets du Roi.

Et puisqu'il est certain que tout ce que Hashem fait est pour le bien, Il lui montre le bien qui prévaut, indépendamment de la prière de l'homme. C'est pourquoi on ne répond pas à sa prière (on lui a montré son inutilité fondamentale...)

Il n'en va pas de même du serviteur, à qui les secrets royaux ne sont pas révélés, et dont le Roi satisfait les exigences, parce qu'à son niveau de compréhension, tout autre issue produirait le mal. »

Peut-être aimerions-nous parfois être des enfants, à qui il suffirait d'implorer leur Papa pour obtenir ce que nous voulons.

Bien peu d'entre nous, c'est sûr, peuvent prétendre à un siège au conseil des ministres...

Puissions-nous cependant nous attacher à l'honneur incomparable d'être un serviteur, qui tente d'atteindre, par l'étude de la Torah, le niveau de celui à qui les secrets du Roi sont révélés, et qui n'en attend pas d'autre récompense !

(Réflexion inspirée par l'ouvrage de Binyamin Lau : The Sages, Character, context and Creativity, Ed. Maguid, Jerusalem.)


[1] Il semble que, dans la version du traité Ta'anit que possédait Rachi, c'est la femme de Rabbi 'Hanina qui fait ce rêve et non lui-même.

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