Qora'h 5784

Rivalité fraternelle : échapper à la tragédie

La querelle fondatrice de l'histoire de l'humanité et de celle d'Israël, est essentiellement une rivalité fraternelle, un échec de ce que Manitou (Rav Léon-Yéhouda Ashkénazi, 1922-1996) appelle « l'être-frère. »

Dès qu'existent deux frères, cette hostilité se révèle. Alors que la mort vient à peine de faire son entrée menaçante dans la Création, l'un des deux premiers frères, à notre effarement, fait mourir l'autre ! (Béreshit 4,8)

Viennent les fils de Noa'h. 'Ham s'en prend à son père et se justifie ainsi aux yeux de ses frères : « Adam a eu deux fils, dont l'un a tué l'autre pour l'héritage du monde. Notre père a déjà trois fils, et il en voudrait encore un quatrième ? » (Rashi sur Béréshit 9,25). Les frères sont-ils ainsi voués à une hostilité mortelle, comme le croit 'Ham ?

Ishmaël, premier fils d'Avraham Avinou, entre lui aussi dans une amère rivalité avec son frère cadet Yits'haq, au point que, la mort dans l'âme, son père doit l'exiler. En jeu : l'immense et sublime héritage spirituel d'Avraham, l'ami de D.ieu. Ishmaël, premier-né de son père, s'estime en droit de le revendiquer pour lui-même.

Jusqu'à nos jours, il ne renonce pas à cette revendication, bien que la Torah nous dise, sans la moindre équivoque, que « Avraham donna tout ce qu'il possédait à Yits'haq (Béréshit 25,5). » Tout ce qu'il possédait, explique Rashi, c'était le pouvoir de bénir.

Du moins la Torah évoque-t-elle à demi-mot la réconciliation qui eut lieu sur la tombe paternelle : « Ishmaël s'était repenti et a donné préséance à Yits'haq », explique Rashi, citant Baba Batra 16b. L'histoire a montré que s'il était sincère, ce repentir fut de courte durée.

Vient ensuite l'inexpiable inimitié des jumeaux de Yits'haq, Ya'aqov et 'Essaw. Là encore, l'héritage spirituel, la construction du 'Am Israël, le destin même de la Création divine (suspendu au don de la Torah) sont en jeu. C'est par ruse et stratagème que Ya'aqov, avant de devenir Israël, obtint de se substituer à son aîné pour accomplir la mission sainte des Patriarches. Comme dans la tragédie antique, une détestation mortelle se forme dans le cœur de 'Essaw. Une haine qui ne s'apaisera jamais. La même haine qui a connu, il y a quelque quatre-vingts ans, un atroce paroxysme dans les plaines sanglantes et désolées de la Pologne, de la Lituanie ou de l'Ukraine.

Une haine qui ne prendra fin qu'à la venue de Mashia'h, bientôt et de nos jours.

Viennent Yossef et ses frères, fils de Ya'aqov.

Et l'histoire est différente, qui s'écarte enfin de la malédiction tragique.

Certes il y a de la violence, et un crime presque impardonnable. Mais d'une part les frères ne tuent pas Yossef, et préservent ainsi tous les possibles. Et d'autre part, leurs motifs sont tout différents de ceux de leurs oncles Ishmaël et 'Essaw. Leurs mobiles ne sont pas personnels. Ils ne recherchent pas la richesse, le pouvoir, ou un héritage qui ne leur est pas dû. Ils cherchent à accomplir le projet paternel, c'est-à-dire rien moins que le plan divin. Et ils voient en Yossef, dont la volonté de domination a été révélée par ses rêves, un obstacle à leur entreprise de construction d'un 'Am Israël capable de prendre sur lui, fraternellement, la mission divine.

Dans un des versets les plus émouvants de la Torah, Yossef, des sanglots dans la voix, proclame alors « Ani Yossef – Je suis Yossef, votre frère que vous avez vendu pour l'Égypte. Et maintenant, ne vous affligez point, ne soyez pas irrités contre vous-mêmes de m'avoir vendu pour ce pays; car c'est pour le salut que Éloqim m'y a envoyé avant vous. » (Ibid. 46,4-5)

Et cette reconnaissance même que c'est la Volonté divine qui gouverne nos vies ranime la fraternité perdue. À cette condition d'un rétablissement de l'être-frère, pourra se constituer un peuple capable de recevoir et d'accomplir la Torah.


Et pourtant, comme si souvent, la leçon n'est pas apprise.

Arrive Qora'h, et son groupe d'intellectuels révolutionnaires.

Lui aussi revendique l'héritage, avec quelque justification, eu égard à sa noble ascendance. Rashi, habituellement si économe de son encre, fournit tous les détails, ce qui en dit long sur l'importance de l'affaire :

« Quelle raison a-t-elle poussé Qora'h à se quereller avec Moshé ? Il a pris ombrage de la nomination d'Élitsafan fils de 'Ouziel, que Moshé avait, sur ordre divin, désigné comme prince sur les enfants de Qehath. Il s'est dit : « Mon père et ses frères étaient au nombre de quatre, comme il est écrit : "Et les fils de Qehath : 'Amram et Yitshar et 'Hèvron et 'Ouziel" (Shemoth 6, 18). Les fils de 'Amram, qui était l'aîné, ont recueilli deux dignités : l'un est devenu roi et l'autre Cohen gadol. Qui aurait dû obtenir la deuxième place ? N'est-ce pas moi, qui suis le fils de Yitshar, le deuxième fils après 'Amram ? Or, c'est le fils du plus jeune des frères qu'il a désigné ! Je vais m'opposer à lui et faire invalider ce qu'il a dit ! »

Il demande à Moshé : « Un vêtement entièrement fait de laine d'azur a-t-il besoin de tsitsith ou bien en est-il dispensé ? » 'Essaw voulait tromper son père en simulant l'intérêt pour la Torah, et demandait si l'on devait « prélever le ma'asser sur la paille ou le sel ». De même, Qora'h, dont la querelle est affaire d'orgueilleuse ambition, prétend se placer sur le terrain de la Torah.

Dans une illustre Mishna, nos Maîtres évoquent en ces termes la querelle déclenchée par Qora'h :

« Toute controverse [menée] au nom du Ciel (léshem Shamayim) se maintiendra (léhitqayem) durablement. [celle qui au contraire] n'est pas [menée] au nom du Ciel ne se maintiendra pas durablement. [Quel est l'exemple d'une] controverse [menée] au nom du Ciel ? C'est la controverse entre Hillel et Shammaï. Et celui d'une controverse qui n'est pas [menée] au nom du Ciel ? Celle de Qora'h et toute sa faction. » (Avot 5,17)


Pourquoi la Mishna parle-t-elle de la querelle de Qora'h et de sa clique, et non de Qora'h et Moshé (comme symétriquement de Hillel et Shammaï) ? D'autre part, quel est le sens du mot léhitqayem (se maintenir) dans ce contexte ? En quoi serait-il souhaitable qu'une querelle « se maintienne » ?

Le Gaon de Vilna répond à la première question en disant que si un groupe se lève pour soulever une controverse aux motifs impurs, les acteurs en viendront inévitablement à se quereller entre eux. L'histoire ne nous apprend-elle pas que « la révolution dévore ses enfants » ? Rabbi Élimélekh de Lijensk ajoute : « Ils étaient deux-cent cinquante, et en réalité, chacun convoitait la fonction de Cohen gadol. Il s'avère qu'en eux-mêmes régnait la discorde. C'est pourquoi on parle ici de ''la querelle de Qora'h et de sa clique.'' Ils n'étaient du même avis que pour s'opposer à Moshé. »

Pour ce qui est de la seconde question, il faut comprendre que lorsqu'un homme entame une querelle qui n'est pas « au nom du Ciel », c'est-à-dire dont les mobiles sont l'ambition, l'orgueil, la jalousie, l'avidité, la rancune, etc., et non la recherche de la Vérité, il est inévitable que l'objet initial que de la controverse finisse par être oublié. Au contraire, une controverse authentique, c'est-à-dire fraternelle, laisse une trace ineffaçable dans la transmission de la Torah, et nous proclamons alors avec joie que « Elou weélou divréi Éloqim 'Haïm – les unes et les autres [opinions] sont les paroles du D.ieu vivant ! »


Rabbi Aryeh Leib Zunz z"l (1768-1833) propose une autre explication.

Nos Maîtres nous apprennent que les paroles que nous prononçons lorsque nous étudions la Torah créent littéralement des réalités spirituelles, disons « des anges », et montent devant Hashem. Lorsqu'ils se tiennent devant Lui, Hashem Lui-même répète ces mots, représentés par ces anges. Par conséquent, lorsque deux Juifs sont en désaccord sur la manière de comprendre la Torah, et que leur controverse est sincère et désintéressée (léshem Shamayim) leurs paroles montent vers le Trône divin et sont répétées par Hashem. C'est de cette façon que, par la bouche même de D.ieu, leur controverse « se maintient » à jamais.

Puisse notre peuple ne connaître désormais que des querelles léshem Shamayim, dans la plus sincère fraternité, et qu'ainsi la Royauté divine trouve enfin Sa place dans notre monde incertain.

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