'HAYÉ SARAH 5778
L'homme qui avait tout
וְאַבְרָהָ֣ם זָקֵ֔ן בָּ֖א בַּיָּמִ֑ים וַֽיהֹוָ֛ה בֵּרַ֥ךְ אֶת־אַבְרָהָ֖ם בַּכֹּֽל
Avraham [était] vieux, avancé en jours, et Hashem bénissait Avraham en tout.
Gen. 24,1
Que peut-on donner à l'homme qui a tout ? Ou pour le dire autrement, que peut-on lui donner pour qu'on dise de lui qu'il a tout ? demande le Rav Shimshon Raphaël Hirsch ZL.
La Guémara (Baba Batra 16b) propose trois réponses. Une fille, dit Rabbi Yehudah. Rabbi Méir objecte. C'est tout l'inverse : si l'on veut qu'il accède au statut de « celui qui a tout », on s'assurera qu'il n'ait pas de fille !
Une troisième opinion suggère qu'il a bien eu une fille, prénommée « בַּכּל ».
Le « tout » que nous sommes si nombreux à poursuivre, est une figure plurielle, en particulier lorsqu'il s'agit de nos Patriarches. C'est ce qu'exprime le Birkat hamazone en disant : בַּכּל מִכּל כּל selon la manière dont chacun d'entre eux usait des nuances de sens du terme kol pour décrire la plénitude de son existence.
À première lecture, Abraham semble être le bon candidat au titre de « celui qui a tout » : rien ne manqua dans sa vie, ni la popularité (« Tu es prince de Éloqim au milieu de nous » Gen. 23,6), ni la prospérité, ni l'amour conjugal. Plus encore, il percevait la bénédiction en chaque chose. Tant de gens vivent dans l'abondance, sans se rendre compte de la berakha dont ils jouissent. Avraham, lui, se réjouissait de la moindre chose dont Hashem le faisait bénéficier. C'est pourquoi, en ce qui le concerne, on utilise le terme « בַּכּל », en toute chose.
Yitz'haq n'eut pas une existence aussi plaisante. Il dut faire face à de nombreux obstacles. Le bonheur n'était pas le lot de chacun de ses jours. Pourtant, il éprouva de la joie dans ces épreuves elles-mêmes, parce qu'il comprenait parfaitement la conduite qu'on attendait de lui. Il trouva son bonheur dans sa propre capacité à accomplir son devoir. Il se montra donc capable de tirer le positif de toute chose, « מִכּל ».
Ya'aqov, assailli par les difficultés et les chagrins, eut certainement la vie la plus difficile. Et pourtant, c'est lui qui parvint au plus haut niveau de la bénédiction. Il avait tout, « כּל ».
Il n'eut pas à trouver son bonheur en quelque chose, ou à le tirer de quelque chose.
Il ne manquait tout simplement de rien !
L'action l'intéressait, non la possession. C'est ainsi qu'il trouva sa satisfaction, chaque jour de sa vie : il avait tout, sans rien qui vienne altérer cette plénitude.
Revenons à notre Guémara. Rabbi Méir soutient qu'Avraham fut béni par l'absence d'une fille. Cette affirmation, qui semble déprécier la contribution des femmes, est plus que surprenante dans le contexte du Sefer Béreshit, où se trouvent exaltés les admirables personnalités et les extraordinaires mérites de nos matriarches ! En outre, nos Sages affirment qu'une union conjugale n'atteint son but qu'en donnant naissance (au moins) à un garçon et à une fille ! Comment une telle carence pourrait-elle être considérée comme une bénédiction ?
Les versets que notre Parasha consacre au long récit de la recherche d'une épouse pour Yits'haq peuvent fournir une réponse. La responsabilité de trouver la personne qui conviendra à son fils repose sur Avraham. Mais il est évident pour lui que, sans une aide divine exceptionnelle, il ne parviendra pas à ses fins.
Imaginez maintenant à quel point la même recherche, pour une fille, pourrait devenir une source de désarroi. Avoir pris la peine d'élever une fille dans les valeurs de la famille d'Avraham, pour devoir ensuite la marier, dans le pays corrompu de Kenaan, à un homme qui l'éloignerait de la maison de son père, et de la sainteté qui y règne, c'eût été une épreuve bien amère !
Car quelle que soit la force des valeurs inculquées depuis l'enfance, n'auraient-elles pas fini par s'éroder, dans le milieu délétère des peuples autochtones : « et le Cananéen occupait alors le pays », dit le texte. Plutôt n'avoir pas de fille, que d'avoir à souffrir ces angoisses !
L'argument de Rabbi Yehudah est précisément qu'avec une fille, Avraham parviendrait au bonheur complet. Hashem lui en donna une. Une jeune femme si passionnée et persuasive qu'elle fit entrer son époux dans la foi et le mode de vie de son père Avraham ! Elle devint une passerelle, un lien avec le monde extérieur, une voie par laquelle les idéaux d'Avraham se répandirent davantage qu'ils ne l'avaient fait jusqu'à présent. Rien ne pouvait être plus important aux yeux d'Avraham que la large diffusion, dans le monde entier, du message dont il était porteur. C'est donc bien avec une fille comme celle-là que la véritable bénédiction vint à Avraham.
La troisième opinion nous enseigne que la vraie bénédiction fut qu'Avraham n'avait pas besoin d'une fille « réelle » pour créer des liens avec le monde entier. Son authentique réussite, sa bénédiction dans tous les sens de ce terme attirait l'attention de tous. C'est ce qui lui gagna le respect de tous pour lui-même et son message, plus qu'une fille n'aurait pu le faire. Ce « tout » fonctionna donc comme substitut à une fille de chair et de sang !
Rabbi Éliézer Ha-Modaï et Rabbi Shimon bar Yo'haï apportent un raffinement supplémentaire à cette idée. L'un dit que les connaissances astrologiques d'Avraham attiraient les rois de l'orient et de l'occident, qui venaient le consulter quotidiennement. L'autre affirme qu'Avraham possédait une pierre précieuse, apte à guérir celui qui seulement y portait son regard !
Nos Sages mettent ainsi en lumière une triste vérité sur la manière dont la masse perçoit les personnages d'un niveau spirituel élevé. Les richesses matérielles d'Avraham n'ajoutèrent absolument rien à son bonheur. Il se serait parfaitement contenté de beaucoup moins ! Mais s'il n'avait été riche, on ne l'eût pas pris au sérieux... Sa prospérité était donc une condition de la diffusion de son message...
Elle n'était cependant pas suffisante. Les gens voulaient connaître la raison de son succès. S'ils avaient pensé que son haut niveau moral lui avait apporté la richesse, ils l'auraient admiré, mais à distance. Personne ne se précipite pour apprendre à devenir un être moral.
En revanche, les connaissances ésotériques, les pouvoirs secrets de la magie, voilà ce qui attire le commun.
Une part de la bénédiction d'Avraham consista donc en ceci que Hashem lui fit une réputation qui attira un grand nombre d'hommes, à un niveau auquel ils pouvaient se relier : la croyance qu'il possédait des pouvoirs de prédiction et de guérison.
Mais une fois en sa présence, ces aspects de sa renommée devenaient secondaires, comparés au rayonnement spirituel, à la crainte de D.ieu, à la bonté envers les créatures dont il faisait preuve.
Le « tout » d'Avraham consistait en instruments dont lui-même n'avait aucun besoin, mais que Hashem avait mis entre ses mains, pour en faire Son ambassadeur dans le monde.
Librement adapté de Rabbi Yitzchak Adlerstein - Torah.org
Mis en ligne le 17 'Heshvan 5778 - 6 novembre 2017