CHAPITRE TROIS

Il faut encourager l'étude, quelle qu'en soit la motivation : les mauvaises raisons mèneront aux bonnes !

(ou l'argument pédagogique - B.Gross)

Avertissement : le texte en romain correspond à la traduction du texte du Nefesh ha'Haïm. [Le texte en italiques et en rouge, placé entre crochets est issu des notes du Professeur Benyamin Gross, du Rav Avinoam Fraenkel, ou, en l'absence de précision, de mes propres notes (ce n'est pas une manière de mettre mes notes au même niveau que les leurs, à D.ieu ne plaise, mais juste une commodité typographique).]  

Outre les arguments déjà développés, lorsqu'on établit son programme d'étude initial, il est pratiquement impossible d'atteindre d'emblée le niveau souhaitable, c'est-à-dire le niveau "lichmah".

Car en vérité, l'étape d'une étude "lo lichmah" est un pré-requis [il faut commencer par là !] qui permet d'atteindre le niveau de "lichmah".

C'est pour cela que le niveau de l'étude lo lichmah fait l'objet de l'amour divin. De la même manière qu'on ne peut monter de l'étage au grenier sans franchir un à un les barreaux de l'échelle.

C'est pour cela que 'Hazal nous disent :

לעולם יעסק אדם בּתורה ובמצות אפלו שׁלו לשׁמה

« Un homme doit toujours s'adonner à la Torah et aux Mitzwot, même si ce n'est pas pour elles-mêmes (לו לשׁמה) » (Pessa'him 50b)

Toujours (לעולם), veut dire ici régulièrement, car une personne qui commence à étudier doit seulement s'astreindre à le faire régulièrement, chaque jour et chaque nuit.

Et bien qu'il soit certain qu'à certains moments, dans l'étude ou l'accomplissement des Mitzwot, il se laissera aller à l'orgueil, ou à la recherche des honneurs ou d'autres sentiments semblables, il ne doit pas nourrir l'idée d'affaiblir son effort ou, D. préserve, de se détourner de l'étude

[ Il examine son cœur, il scrute ses motivations profondes pour étudier et accomplir la Loi, et il y voit toutes sortes de choses tortueuses...il veut être plus fort qu'untel, il veut qu'on lui fasse des compliments sur le beau Dvar Torah qu'il a fait, il veut qu'on le considère comme un « grand religieux » comme un érudit, etc...ET il déduit de cet examen, D. préserve, que ce n'est pas la peine de continuer ainsi...C'est une arme puissante du penchant au mal : le découragement, on y reviendra avec l'aide de D.]

Au contraire : il doit vigoureusement renforcer son engagement dans l'étude, avec la conviction que ce faisant, il atteindra certainement [c'est moi qui souligne] le niveau de l'étude désintéressée (לשׁמה).

C'est également le cas dans l'accomplissement des Mitzwot.

Celui qui croit pouvoir se permettre, D. préserve, de dénigrer ou de mépriser une personne qui s'adonne à la Torah ou aux Mitswot de manière [apparemment] non désintéressée (לו לשׁמה), il n'est pas absous du mal (לו ינקה רע - Michlé 11:21 que le Rabbinat traduit par : « Le méchant ne reste pas impuni »)

Dans le monde à venir il sera jugé de manière défavorable pour cela, et plus encore, il est placé par nos Sages parmi ceux qui n'ont pas du tout de part au Monde à venir, D. préserve, et pour qui l'expérience du Guéhinom ne cesse pas, (puisqu'ils sont compris dans la catégorie) des apostats, des dénonciateurs et des « apikorsin » [des négateurs, des incroyants, ceux qui nient l'origine divine de la Torah par exemple].

Citation directe du traité Rosh haShana 17a - voir aussi Sanhedrin 99b [Notez que les mots המינין les « apostats », terme qui désigne aussi les chrétiens, et המסורות, « les dénonciateurs » figurent dans la première édition du Nefesh haHaïm, mais non dans la seconde, pour des raisons liées à la censure chrétienne, très vraisemblablement - note d'Avinoam Fraenkel]

De la même manière, la Mishna (Sanhedrin 90a) désigne les « apikorsin » parmi ceux qui n'ont pas de part au Monde à venir.

Cette Mishna est suivi par ce commentaire de la Guémara :

« Rav et Rabbi 'Hanina disent tous deux que cela se rapporte à celui qui méprise un Talmid 'Hakham ; Rabbi Yo'hanan et Rabbi Yehoshoua ben Lévi disent que même celui qui méprise son prochain devant un Talmid 'Hakham est également [considéré comme un] apikoros (un incroyant) et même celui qui dit : 'À quoi nous servent les Rabbins, puisqu'ils étudient la Torah [écrite] pour leur bénéfice personnel, et la Torah orale pour leur bénéfice personnel', est également inclus dans la catégorie des apikorsin, de ceux qui méprisent les Talmidei 'Hakhamim, et de ceux qui agissent effrontément envers la Torah, D. nous en préserve. »

Une telle personne perd sa part dans le Monde à venir, הרחמן יצילנו.

Dans le même ordre d'idées, Rabbénou Yona fait la liste des sanctions par niveau de gravité, et il place au dernier niveau ceux qui n'ont pas de part au monde futur. (שׁערי תשׁובה - Les portes du repentir, 3ème portique, 147)

Il inclut dans ce groupe ceux qui méprisent les Talmidei 'Hakhamim.

De même Rabbi 'Haïm Vital inclut une telle personne dans ce groupe.

La sévérité de cette sanction tient à ceci qu'une telle personne abîme la lumière [c.à d. l'influence, le rayonnement] de la valeur de cette Torah de sainteté, et la profane, D. nous en préserve, comme Rabbénou Yona l'explique longuement.

Puisque cette personne méprise et dénigre celui qui étudie la Torah לו לשׁמה,

Il est la cause d'un affaiblissement de l'étude pour la personne en question;

Il l'empêche par là-même de jamais atteindre le niveau de לשׁמה et par conséquent de devenir un Talmid 'Hakham à part entière.

[Une telle personne] fait certainement partie de ceux qui méprisent les Talmidei 'Hakhamim, et il n'y a pas de plus grande profanation de Son Nom et de Sa sainte Torah.

[Cette personne] a fait tomber la richesse de cette Torah de sainteté, l'a traînée dans la poussière, et a détruit tout service divin, D. nous en préserve.

En effet, le Service de D. ne peut être maintenu en Israël que du fait des Talmidei 'Hakhamim qui étudient la Torah jour et nuit, car les yeux de tout Israël sont fixés sur eux, pour savoir ce qui doit être fait, pour apprendre la voie à suivre et quelles actions doivent être entreprises.

C'est pourquoi celui qui cause la disparition des Talmidei 'Hakhamim a également détruit le Service divin, car la Communauté d'Israël se trouvera sans Torah et sans Maîtres et ils ne sauront pas comment éviter la faute, D. nous en préserve.

Mis en ligne le 28 juin 2016 - 22 Sivan 5776

Par conséquent et tout au contraire, [ici R. 'Haïm s'adresse de nouveau directement à son disciple, à la manière du Rambam] tu dois être attentif, et consacrer toutes tes forces à honorer et à exalter ceux qui s'adonnent à la Torah divine ou la soutiennent [matériellement], même si ce n'est pas pour elle-même [de manière désintéressée] en sorte que « le juste s'attache à sa voie » (ויאחז צדיק דרכּו; ותהר ידים יסיף אמצ - Cependant le juste persiste dans sa conduite, et celui qui a les mains pures redouble d'énergie. Iyov, 17 :9) sans en dévier, D. préserve, et se rend capable d'atteindre le niveau de « lichmah ».

Même s'il s'avère que durant toute la vie d'une personne, de sa jeunesse à son grand âge, son étude de la Torah n'a jamais été lichmah [désintéressée], tu es tout de même tenu de lui témoigner du respect, et à plus forte raison de ne pas le mépriser, חס ושׁלום.

Si en effet il a régulièrement étudié la Torah, il est certain qu'à de nombreuses reprises ses intentions ont été désintéressées, puisque 'Hazal promettent qu' « un accomplissement non désintéressé mènera à un accomplissement désintéressé » (שׁמתך שׁלו לשׁמה בּא לשׁמח - Pessa'him 50b déjà cité plusieurs fois).

[Mot à mot : "du sein du Lo Lichmah viendra le lichmah". R. 'Haïm prend ces paroles de nos Sages à la lettre, non comme une hypothèse pédagogique ("Fais des efforts, tu finiras par y arriver...", mais comme une simple affirmation, une promesse : aux deux conditions spécifiées, assez simples en vérité (il a fixé un temps pour l'étude et s'y est tenu, il n'étudie pas, D. préserve, pour dénigrer) le niveau de lichmah viendra, c'est une certitude. R. 'Haïm prend les promesses des 'Hakhamim très au sérieux, comme nous avons à le faire !]

Cela ne signifie pas qu'une personne parvienne au niveau de לשׁמח et s'y maintienne pour le restant de ses jours, mais plutôt que chaque fois qu'il étudie de manière ininterrompue, à des moments fixés, même si son intention, en général pendant la durée de son étude, n'a pas été לשׁמח, il est pratiquement impossible qu'il n'y ait pas eu des moments [aussi brefs et peu nombreux soient-ils] où son intention ait été correcte et désintéressée.

Ainsi, tout ce qu'il avait appris jusque là, d'une manière non désintéressée (לו לשׁמה) se trouvera sanctifié et purifié grâce à ce bref moment pendant lequel son intention était désintéressée (לשׁמח)!

Fin du troisième chapitre

[Notules (I)

Le 3ème chapitre de cette introduction au quatrième portique, et ce dernier passage en particulier me semblent apporter quelque chose d'essentiel (un 'hiddouch, une innovation, un nouvel éclairage, pour moi en tout cas)

  • Non seulement un service de D. (accomplissement des Mitswoth et étude de la Torah) effectué de manière défectueuse, avec des intentions mêlées d'éléments indésirables (orgueil en particulier) garde une très grande valeur aux yeux de D.
  • Non seulement nous avons tous le devoir d'honorer celui qui s'adonne à l'accomplissement des Mitswoth et à l'étude de la Torah, quelles que soient les motivations qui l'animent (à l'exception de celui qui étudierait dans le but de dénigrer la Torah ou les 'Hakhamim).
  • Non seulement (et a fortiori) il est absolument interdit de concevoir le moindre mépris à son égard, et moins encore de l'exprimer.

Mais encore...

On a déjà insisté plusieurs fois sur la régularité aussi bien que sur cette dimension essentielle d'avoir un moment fixé pour l'étude.

Ce qu'enseigne ici R.'Haïm, c'est que celui qui fixe un temps pour l'étude, et s'y tient de manière régulière, même si « כּל ימי חייו - tous les jours de sa vie » il n'a jamais étudié לשׁמח, il est impossible qu'il n'y ait pas eu quelques moments, fussent-ils fugaces et peu durables, où son intention s'est trouvée purifiée.

Peut-on comprendre que, plongé, absorbé dans l'étude d'une sougya (un passage du Talmud) difficile, s'accrochant aux explications de Rashi, à la contradiction que Tossefot apportent, à la manière dont le Ritva ou le Maharsha éclairent la dispute, il aura en quelque sorte « oublié » momentanément les pensées orgueilleuses qui habitaient son cœur ?

Peut-être.

Quoi qu'il en soit, R.'Haïm enseigne ici que ces seuls instants, aussi brefs et rares qu'ils soient :         « נתקדשׁ ונטהר על ידי אותו העת קטן שׁכּון בּו לישׁמה » (sanctifient et purifient - tout ce qu'il a étudié auparavant - grâce à ce bref moment pendant lequel son intention était désintéressée).

Le Judaïsme est sans aucun doute la tradition religieuse la plus exigeante qui soit. Aucune religion n'approche, même de très loin, le niveau de pratique et d'étude qui est exigé du simple fidèle (la plupart des religions proposent généralement un niveau de rigueur plus élevé à leurs clercs, prêtres, moines ou ascètes, mais épargnent le commun des croyants).

La grandeur d'une telle exigence est évidente : וְאַתֶּם תִּהְיוּעלִי מַמְלֶכֶת כהֲנִים, וְגוֹי קָדוֹשׁ - Vous serez pour Moi un royaume de prêtres, une nation sainte (Shemot, 19 :6) !

Sublime promesse divine, néanmoins conditionnée (comme on le voit dans la Parasha Ki-Tavo - יְקִימְךָ יְהוָה לוֹ לְעַם קָדוֹשׁ, כַּאֲשֶׁר נִשְׁבַּע לָךְ: כִּי תִשְׁמֹר, אֶת מִצְו‍ֹת יְהוָה אֱלֹהֶיךָ, וְהָלַכְתָּ, בִּדְרָכָיו - L'Éternel te maintiendra comme Sa nation sainte, ainsi qu'Il te l'a juré, tant que tu garderas les commandements de l'Éternel, ton D.ieu, et que tu marcheras dans Ses voies. - Devarim 28 :9)

Le risque est non moins patent : quel poids sur nos frêles épaules ! Face à l'échec presque inévitable, notamment au niveau des intentions du cœur, qu'il est si difficile de contrôler et de purifier, le découragement, arme de prédilection du Yetzer har'a, est « tapi à la porte (Bereshit 4 :7)»

Vient le Nefesh ha'Haïm, pour nous dire tout d'abord qu'il est certain que nous devons chercher à purifier nos intentions dans le service divin, notamment la prière et l'étude. C'est l'objet des trois premiers portiques.

Mais si nous n'y parvenons pas, nous ne devons pas perdre espoir pour autant : un seul instant d'intention pure, c'est-à-dire (si je comprends bien) d'annulation de soi pour ne faire place qu'à la parole divine, suffit à purifier et sanctifier tout qu'il a appris jusque là avec des intentions douteuses !!

Quel magnifique encouragement !

La conséquence dans nos rapports avec autrui est également claire comme l'eau de la source de vie : on doit se garder de tout jugement sur la manière de servir de nos frères et de nos sœurs (à cette condition essentielle tout de même qu'ils ne manifestent pas d'hostilité ouverte envers la Torah et les 'Hakhamim).

Notules (II)

Une question a été posée pendant le cours, au sujet de cette affirmation extrêmement forte de R. 'Haïm :

« Ainsi, tout ce qu'il avait appris jusque là, d'une manière non désintéressée (לו לשׁמה) se trouvera sanctifié et purifié grâce à ce bref moment pendant lequel son intention était désintéressée (לשׁמח) ! »

Quelle est la source de cet enseignement ?

Le Rav Fraenkel ne donne pas d'information à ce sujet, et le Pr. Binyamin Gross cite sommairement 'Haguiga 5b comme la source de cet enseignement.

En y regardant de plus près, on trouve en effet dans ce traité un passage qui éclaire non seulement ce dernier enseignement de R.'Haïm, mais tout ce troisième chapitre d'introduction au quatrième portique.

C'est un véritable joyau, un diamant qui brille de mille feux ! Ça se trouve en bas de la page 5b. Je crois utile de le décliner entièrement :

« Rabbi et Rabbi 'Hiya étaient en voyage. Arrivant dans une certaine ville, ils dirent [aux habitants du lieu] : Si un érudit en Torah habite ici, nous irons lui présenter nos respects. [Les habitants] leur dirent : Il y a bien un érudit en Torah, mais il est aveugle.

R.'Hiya dit à Rabbi : Tu resteras ici. N'abaisse pas ta position de Nassi. J'irai [seul] et je lui présenterai mes respects. »

Dans le Talmud, « Rabbi » sans précision désigne Rabbi Yehuda haNassi (Yehudah le Prince). Nassi (président du Sanhédrin) de la lignée de Hillel l'Ancien, il est à l'origine de la compilation de la Mishna, clôturant ainsi l'ère des Tannaïm à la fin du deuxième siècle de l'ère courante.

C'est donc à son époque, et en l'absence de toute autorité politique après la destruction du second Temple, la personnalité la plus importante du peuple d'Israël.

Les commentateurs (le Iyun Yaakov et le Ben Ish 'Haï) sont confrontés à une difficulté : initialement, Rabbi et Rabbi 'Hiya étaient tous deux à la recherche d'un talmid 'hakham à qui rendre visite, et R.'Hiya n'a pas protesté. Pourquoi alors a-t-il tenté de dissuader Rabbi d'y aller, après avoir appris que le talmid 'hakham de la ville était aveugle ?

Il est possible que R.'Hiya ait pensé que les citoyens de la ville allaient avertir ce talmid 'hakham aveugle de la visite de ces deux éminents personnages. Il voudrait alors le premier rendre visite à Rabbi. Si Rabbi lui rendait ensuite visite en retour, ce ne serait pas diminuer sa fonction, car une telle courtoisie est habituelle, même pour le Nassi.

Lorsqu'ils apprirent que ce talmid 'hakham était aveugle, R.'Hiya comprit qu'il ne viendrait pas rendre le premier visite à Rabbi, et par conséquent, pensa-il, Rabbi abaisserait sa position en lui rendant visite en premier.

Comme on va le voir, Rabbi ne le suivit pas dans son raisonnement.

« [Cependant] Rabbi réfuta (ou ne tint pas compte des argument de R.'Hiya) et l'accompagna [pour rendre visite à ce talmid 'hakham aveugle]. »

Notons ici que, d'après le Méiri (commentateur médiéval espagnol) Rabbi n'était pas seulement autorisé à faire cette visite, il y était obligé, car honorer les Talmidéi 'Hakhamim est une obligation pour tous, y compris le Nassi ! Plus encore, l'honneur du Nassi n'est pas diminué par une telle démarche, mais au contraire magnifié, ainsi qu'il est écrit : כִּיעמְכַבְּדַי אֲכַבֵּד - Car J'honore ceux qui M'honorent (1 Shmuel 2 :30).

D'autres expliquent que le Nassi, contrairement au roi, peut renoncer à l'honneur qui lui est du.

Continuons notre Guemara pour y lire une des plus belles bénédictions qu'un homme puisse prononcer et recevoir :

« Alors qu'ils prenaient congé de [ce talmid 'hakham] il leur dit : Vous êtes venus présenter vos respects à un être qui est vu mais ne voit pas. Puissiez-vous mériter de présenter vos respects à Celui qui voit mais n'est pas vu ! [Rabbi] dit [à R.'Hiya] Si maintenant je [t'avais écouté et n'étais pas venu] tu m'aurais privé de cette bénédiction ! »

Ayant reçu de cet érudit aveugle une bénédiction aussi sublime, ils comprirent qu'il considérait leur visite comme un acte extrêmement méritoire. Ils lui demandèrent donc où il avait appris cela :

« Ils lui dirent : de qui as-tu entendu [cet enseignement selon lequel honorer un talmid 'hakham est digne d'éloges] ? [Il répondit :] Je l'ai entendu d'une causerie de Rabbi Yaakov, car Rabbi Yaakov, qui habitait Kfar 'Hittaya, présentait ses respects à son maître tous les jours. Quand Rabbi Yaakov devint vieux, son maître lui dit : que le maître ne se donne pas la peine de venir, puisqu'il n'en est plus capable. [Rabbi Yaakov] lui a répondu : Est-ce une chose négligeable, ce qui est écrit au sujet des Rabbins : וִיחִי עוֹד לָנֶצַח; לֹא יִרְאֶה הַשָּׁחַת. יא כִּי יִרְאֶה, חֲכָמִים יָמוּתוּ (Ps. 49 :10,11) Et il vivra pour toujours et ne verra jamais la fosse (la tombe) ? Si déjà celui qui voit les Sages au moment de leur mort vivra, à plus forte raison celui [qui les voit] de leur vivant ! »

Ce passage présente certaines difficultés.

D'abord ces versets du psaume 47. Le Pshat est sous la forme d'une question. Voici la traduction du Rabbinat : « Pensent-ils donc vivre toujours, ne pas voir la tombe ? Ils remarquent pourtant que les sages meurent (...) »

C'est-à-dire que nul ne vit éternellement, et la fosse (la tombe) n'est épargnée à personne. Les Sages mourront, et les méchants subiront le même sort.

Il n'est pas rare que les Sages refaçonnent le Pshat (le sens simple) pour faire jaillir un autre enseignement de la Torah, un « au-delà du verset », comme le dit Levinas.

Le Rif explique qu'il ne s'agit pas ici de simplement contempler le visage des 'Hakhamim, mais de tirer des leçons de leur vie et de leur mort. On doit s'efforcer d'écouter leurs paroles de moussar et leurs réprimandes tant qu'ils sont en vie, et mériter ainsi la vie du Monde à venir. Et quand les Tsaddikim quittent ce monde, on doit réaliser que si les plus méritants meurent, alors à quoi peuvent s'attendre ceux qui ne le sont pas ? Il n'y a donc pas de contradiction entre le Pshat et la lecture que fait Rabbi Yaakov.

Nous comprenons ici, sans aucun doute, et versets à l'appui, le respect du à ceux qui sont les dépositaires de la Torah, à ceux qui honorent D.ieu Lui-même, par l'étude la Torah à laquelle ils se livrent corps et âme, le jour comme la nuit.

Mais il n'est pas vraiment question des notions centrales deלשׁמח et לו לשׁמה.

Voyons si la suite de la Guemara nous éclaire.

Elle rapporte à présent un nouvel événement dont le lien avec ce qui précède apparaîtra assez clairement :

« Rav Idi, le père de Rabbi Yaakov bar Idi, avait l'habitude d'entreprendre un voyage de trois mois, et ensuite [de ne passer qu'] un seul jour à l'académie. »

Rashi explique que le voyage pour aller de chez lui au Beth haMidrash [en Babylonie] durait trois mois. Il partait donc immédiatement après Pessa'h, restait un seul jour étudier à l'Académie, et repartait aussitôt, en sorte d'être rentré chez lui pour Souccot, et réjouir son épouse durant la fête. Le Maharsha propose une alternative : Rav Idi devait voyager pour ses affaires, et n'était disponible pour étudier qu'un seul jour par période de trois mois.

La Guemara poursuit :

« [C'est la raison pour laquelle] les Rabbins l'ont appelé [par dérision] 'un étudiant de l'académie pour un jour' (בּר בּי רב דחד יומה). Il se sentit rejeté et s'appliqua à lui-même ce verset : שְׂחֹק לְרֵעֵהוּ, אֶהְיֶה קֹרֵא לֶאֱלוֹהַּ, וַיַּעֲנֵהוּ; שְׂחוֹק, צַדִּיק תָּמִים - 'Je suis la risée des amis, moi qui invoque D.ieu et à qui Il répond; le juste, l'homme intègre est un objet de dérision !' (Iyov 12 :4).

Rabbi Yohanan supplia [Rav Idi] : Je t'en prie, n'amène pas le châtiment sur les 'Hakhamim [qui t'ont offensé] »

Il semble que la prière adressée par Rabbi Yohanan à Rav Idi était basée sur l'idée que les Rabbins n'étaient pas conscients de la valeur d'une étude de Torah comme celle de Rav Idi. Ils ne comprenaient pas que l'essentiel est qu'une personne consacre le plus de temps possible à étudier, et non la quantité absolue d'étude. Comme on va le voir, Rabbi Yohanan fit la leçon aux Rabbanim sur cette question.:

« Rabbi Yohanan se rendit à la Maison d'étude et enseigna cette interprétation [du verset] : 'וְאוֹתִי, יוֹם יוֹם יִדְרֹשׁוּן, וְדַעַת דְּרָכַי - Jour après jour ils s'adressent à moi et manifestent le désir de connaître mes voies.'

D'après le Maharsha, à première vue, il semble que ce verset signifie que la recherche de D.ieu ne devrait avoir lieu que pendant le jour. Bien que 'יוֹם' implique en général le jour et la nuit, comme l'affirme le verset de la Genèse (1 :5) : וַיְהִי עֶרֶב וַיְהִי בֹקֶר, יוֹם אֶחָד, ici, le redoublement du mot יוֹם semble exclure la nuit. Et pourtant, il ne peut pas en être ainsi, comme la Guemara le montre :

« Est-ce [seulement] le jour qu'ils Le recherchent, et la nuit, ils ne Le recherchent pas ? [Il est évident que ce n'est pas le cas !] Plutôt, [ce verset vient] t'enseigner que celui qui se consacre [à l'étude de] la Torah même un jour dans l'année (c'est-à-dire, si ce jour est le seul où il soit véritablement disponible pour étudier la Torah), la Torah considère que c'est comme s'il avait étudié pendant l'année entière ! »

Est-ce là l'extrapolation surprenante de Rabbi 'Haïm de Volozhyn ?

De la même manière qu'on considère la valeur de l'étude de celui qui n'a eu qu'un seul jour disponible pour étudier la Torah comme équivalente à celle de celui qui étudié l'année entière, de même celui qui a étudié, toute l'année « lo lichmah », mais à un seul moment a étudié « lichmah », alors, on lui compte comme s'il avait étudié toute l'année « lichmah »....

C'est possible, mais ça me paraît difficile, parce qu'on compare des choux et des carottes : ici le temps consacré à l'étude, là l'intention mise en œuvre dans l'étude.

D'ailleurs les commentateurs semblent avoir quelque peine à expliquer comment Rabbi Yohanan déduit cette équivalence du verset. Le Maharsha (Rabbi Shmuel Edels - 1555 - 1631, à mes yeux un des plus sublimes commentateurs du Talmud) pense que les termes יום יום signifient « tous les jours de l'année ». Le Iyun Yaakov (Rabbi Yaakov ben Yoseph Reischer 1661-1733) explique que dans la Torah, יםים fait référence à une année (comme dans Bereshit 24 :55 - voir Rashi là bas - ou Wayikra 25 :29). Ainsi, le premier יום fait référence à l'étude effective, qui n'a duré qu'un seul jour, alors que le deuxième יוםindique la valeur de cette étude, c'est-à-dire une année entière.

Il me faut humblement admettre que je n'ai pas trouvé de réponse satisfaisante à la question.

Cela ne signifie pas, bien entendu, qu'une telle réponse n'existe pas, ni que Rabbi 'Haïm ait affirmé aussi nettement une chose de cette importance sans s'appuyer sur sa connaissance de la Torah. D. nous préserve d'un tel jugement, seule notre ignorance est en cause ici.

Mis en ligne le 29 Sivan 5776 - 5 juillet 2016


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